William Bayiha

« Le coup d’État des aviateurs », bernés par Hassan II, roi du Maroc

LES DEUX CENT COUPS

Quand vous allez à Rabat en plein été, vous pensez au soleil, aux palmiers, au ciel d’azur, farniente quoi !… Mais le ciel sait être trompeur, il ne laisse pas de traces. Parce que si le ciel laissait des traces, on pourrait encore voir dans celui de Rabat les stigmates de la violente tentative de coup d’État par des aviateurs qui failli coûter son trône à Hassan II, roi du Maroc, le 16 août 1972.

GAGNEZ DU TEMPS, ÉCOUTEZ LE PODCAST « 1506, UNE HISTOIRE DE L’AFRIQUE » *

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Imaginez des chasseurs F-5 A prendre en chasse un Boeing… Si vous vous apprêtez à prendre l’avion, désolé. L’histoire de la deuxième tentative de putsch contre Hassan II, plus connu comme le coup d’État des aviateurs a de quoi donner le vertige. 

Nous sommes le 16 août 1972. Le roi du Maroc Hassan II rejoint Rabat. Il a déjà passé trois semaines en France. Autour de 16 h, l’avion royal pénètre dans l’espace aérien marocain. L’appareil est au large de Tétouan quand il est rejoint par quatre chasseurs de l’armée de l’air. Rien d’extraordinaire jusque là. Le vol se déroule à merveille.

Un cortège aérien à environ 3 000 mètres du sol

Mais l’ensemble des membres de la délégation va très vite se rendre compte que le retour à Rabat ne va pas se passer aussi simplement qu’ils l’avaient imaginé. Une violente secousse les sort brusquement de leur torpeur.

En jetant un œil par le hublot, ils comprennent que leur Boeing est pris pour cible par un des chasseurs d’escorte. La cabine est transpercée par un petit obus, tandis que trois réacteurs sont endommagés par les tirs des mitrailleuses. Le sang envahit l’habitacle de l’avion. Plusieurs personnes sont blessées. Mais le roi est indemne !

C’est à ces premiers moments que le sort de ce coup d’État, d’une violence et d’une audace incroyable, se noue. Hassan II va jouer une carte qui plus tard se révélera décisive pour sa survie et celle de son trône.

« À la radio, il annonce qu’il a des blessés, que ses copilotes ont été touchés à mort et que le roi est gravement blessé. »

Mohammed Kabbaj, le commandant de bord, réussit à établir la liaison radio avec les pilotes des chasseurs. Il les reconnaît. Il s’adresse également à la tour de contrôle de l’aéroport de Rabat. À la radio, il annonce qu’il a des blessés, que ses copilotes ont été touchés à mort et que le roi est gravement blessé. Il demande à atterrir.

Les tirs cessent. Les chasseurs exigent que le Boeing royal atterrissent à la base militaire de Kenitra. Malgré cet ordre, le commandant de bord ira se poser à l’aéroport de Rabat, tout proche, au prix d’une sortie de piste. 

Le roi descend en pleine piste, emprunte une voiture et se rend au salon officiel. Il pense avoir échappé au pire et rumine sans doute déjà sa vengeance lorsqu’il salue les troupes et s’entretient avec le chef du gouvernement et d’autres hautes personnalités dans le salon de l’aéroport. Il parle avec ses enfants, et se rit de la mort à laquelle il vient d’échapper. 

Bientôt, les putschistes se rendent compte qu’ils ont été dupés…

Le roi n’a jamais été touché dans l’avion. Les mots du commandant de bord étaient un mensonge, un subterfuge pour que les chasseurs cessent leurs tirs.

De son côté, Hassan II décide de quitter le bâtiment du salon pour être en compagnie de son frère. Une salve de tirs de mitraillette arrose l’aéroport, poussant le roi à se coucher au sol comme l’ensemble des personnes présentes. 

Quand les F5 disparaissent dans le ciel, le calme revient peu à peu. 

Il faut désormais être très discret. Un cortège serait une cible idéale pour les chasseurs. En compagnie de son chef de la sécurité, Hassan II échaffaude son plan de sortie de l’aéroport.

Il partira seul dans une voiture banalisée.

C’est donc lui-même qui va conduire pour se rendre dans sa résidence de Skhirat située à une trentaine de kilomètres de là. Quand on vous dit de faire votre permis, ça peut vous sauver la vie !

« Le coup d’État des aviateurs a échoué. Mais les pilotes ne le savent pas encore. »

Le coup d’État des aviateurs a échoué. Mais les pilotes ne le savent pas encore. Informés par Dieu sait quel contact au sol, ils dirigent leurs frappes sur le Palais. Les populations se rendent maintenant compte qu’il y a quelque chose qui ne va pas. C’est la panique !

Le bilan de cette journée de violence est terrible. Car si Hassan II a évité les balles qui lui étaient destinées, les mitraillettes n’ont pas fait dans la dentelle. Au moins huit morts et une cinquantaine de blessés, parmi lesquels quatre ministres.

« Comment s’assurer qu’un tel épisode ne se reproduisent plus ? »

Un coup d’État impliquant l’aviation militaire n’est pas ourdi par de simples agents de police. Des personnalités très haut placés sont impliquées. Mais qui sont-elles, quels sont leurs complices et comment s’assurer qu’un tel épisode ne se reproduisent plus ? En répondant à ces questions, le souverain du Maroc va se venger d’une manière radicale, implacable et sans faiblesse.

Le coup d’État des aviateurs, la deuxième tentative de coup d’État contre Hassan II

14 mois plus tôt, le roi du Maroc avait déjà évité un coup de force toujours organisé par les militaires. Il s’agit du coup d’État de Skhirat. Il s’est déroulé le 10 juillet 1971. Cette première tentative est bien plus classique. Elle se déroule dans le palais royal de Skhirat, qui est en fait la résidence d’été du Souverain.

Ce jour-là, le roi fête son 42e anniversaire quand les hommes du général Mohamed Medbouh s’invitent à la fête et tirent dans la foule des invités. Une centaine de personnes meurent tandis que plus de 200 sont blessées. C’est un carnage auquel le roi échappe pourtant.

Lors du procès de ce putsch en février 1972, les peines sont exemplaires. Dix officiers supérieurs, dont quatre généraux sont condamnés à la peine capitale, 74 officiers et sous-officiers écopent de peines allant de un an de prison à la perpétuité. 

« Pourquoi une faction de l’armée est-elle prête à tout pour faire tomber le roi du Maroc ? »

Comment comprendre que ces peines-là ne découragent pas les commanditaires de la tentative d’août 1972 ? Pourquoi une faction de l’armée est-elle prête à tout pour faire tomber le roi du Maroc en ce début de la décennie 1970, au point d’envisager d’abattre son avion en plein vol et de tirer avec des chasseurs F5 sur Hassan II, en compagnie de ses enfants et de personnalités comme l’ambassadeur de France Claude Lebel ?

Et comment les félicitations aux putschistes de Radio Tripoli, voix officielle de Mouammar Kadhafi à l’époque, peuvent-elles permettre de comprendre le climat d’insécurité qui entoure le roi du Maroc entre 1971 et 1972 et qui lui vaut deux tentatives de coup d’État d’une rare violence ?

Pour comprendre ces développements qui tendent à remettre en cause le pouvoir du roi, il faut remonter à ce que la chercheuse Eva Cantat appelle la « construction nationale marocaine ». 

Le roi, garant de l’unité d’une Nation éclatée

Le Maroc est tombé sous la domination coloniale au début des années 1900. Par des accords successifs, il a été administré à la fois par l’Espagne lors de la conférence d’Algésiras de 1906, et par la France suite au traité de Fès en 1912. Le pays est divisé en trois grandes zones : un protectorat espagnol, un protectorat français et une zone sous administration internationale à Tanger. 

Quand naissent les premières revendications nationalistes, il faut réunir ces trois ensembles pour reconstituer l’Empire chérifien

Mais de fait, chaque projet colonial évolue à son rythme. Les Espagnols n’avaient pas les mêmes urgences que les Français. Madrid et Paris se faisaient pourtant concurrence, en soutenant, par exemple, des mouvements contestataires dans les territoires voisins. Socialement, certaines régions comme le Rif, sous administration espagnole, étaient plus pauvres que le reste du pays. Le soulèvement du Rif fut l’un des premiers problèmes auquel le Maroc dû faire face après son indépendance en 1956.

À ces différences politiques et administratives, il faut ajouter des divisions sociales et culturelles. Le Maroc est une société multiethnique et multilinguistique. Le problème du décalage entre les élites urbanisées et lettrées et les masses populaires et rurales fait partie de cette segmentation culturelle. 

Toutes ces couches superposées ont rendue complexe la structure politique marocaine

Au moment où les partis nationalistes marocains ont poussés pour l’indépendance, ils ont fait de la figure du sultan Mohamed Ben Youssef le garant de l’unité du pays. C’est lui qui devient en 1957 le roi Mohamed V.

Seulement, du fait de leur histoire sous les protectorats, de leur situation sociale, de leur éducation, de leur situation économique, toutes les composantes de la société marocaine n’acceptent pas de conserver la monarchie comme système politique. Certains auraient voulu un chef d’État élu. La figure consensuelle d’un roi nationaliste est ternie.

À l’époque déjà, le roi garde une très large marge de manœuvre, bien qu’il doive s’appuyer sur le parlement pour gouverner. 

En 1961, Mohamed V meurt subitement, sans avoir pu résoudre ses différends avec le parti de l’Istiqal, le principal mouvement nationaliste proche d’un parti-État. 

« Les détracteurs dressent une longue liste de défauts contre le jeune souverain. »

Son fils Moulay Hassan, devenu Hassan II lui succède. Il n’a que 32 ans ! Trop jeune, trop inexpérimenté, trop occidentalisé pour être le commandeur des croyants, trop peu au courant de la puissance politique des partis politiques. Les détracteurs dressent une longue liste de défauts contre le jeune souverain. Ce dernier entreprend tout de même de continuer l’œuvre de réunification du royaume, dont son père était le garant.

Mais l’opposition en interne est extrêmement forte. Elle va se manifester par les deux tentatives de coup d’État auquel Hassan II échappe de manière miraculeuse. 

Malgré ces deux événements douloureux, le roi Hassan II va poursuivre sa politique unificatrice. Il va, par exemple, mobiliser tous ses efforts pour réorienter l’opinion publique sur des thématiques plus consensuelles et plus mobilisatrices, comme celle du Grand Maroc. Une idée qui a fait le succès des nationalistes – et de son père – au moment de la lutte contre les impérialistes. 

Des causes nationales et internationales

A l’époque, en Afrique du Nord, le Maroc reste la dernière monarchie de la région, depuis la chute le 1er septembre 1969 de la monarchie de Mohammed Idris El-Mahdi El-Senussi, alias Idris Ier en Libye, renversé par Mouammar Kadhafi. En juillet 1952 déjà, Gamal Abdel Nasser avait déjà renversé le roi Farouk et installe le général Mohamed Naguib à la tête de la nouvelle République d’Égypte. La Tunisie de Bourguiba accède à l’indépendance comme une république, pareil pour l’Algérie.

Malgré les soubresauts de ces premières années de la décennie 1970, le Maroc réussit à conserver sa monarchie et même à la renforcer. Mais Hassan II va apprendre à transiger et à manœuvrer sur le plan intérieur comme sur la scène internationale.

Si Rabat consent enfin à reconnaître la Mauritanie dès 1970, on observe ainsi un regain d’intérêt pour les territoires encore occupés au milieu de la décennie 1970 par l’Espagne. Le plus important d’entre eux est le Sahara occidental. Le territoire est rattaché au Maroc à l’issue de la Marche verte du 6 novembre 1975. Il s’agit d’une marche pacifique de plusieurs milliers de civils marocains encadrés par des militaires vers le Sahara occidental. L’initiative va porté ses fruits politiques vis-à-vis de l’Espagne, qui se retire du territoire. Cependant d’autres problèmes vont émerger de cette prise de possession marocaine du territoire sahraoui. Mais c’est une autre histoire, n’est-ce pas ?

* Retrouvez dans le podcast les titres Zine Wei-Ain Zarka d’Houcine Saloui et Lili Touil des frères Megri.


Kadhafi, putschiste à 27 ans

SÉRIE : LES DEUX CENTS COUPS

Je vous convie à découvrir l’épopée de Kadhafi. Il s’agit d’un des rares cas de coups d’État inspirés par une jeunesse insouciante et idéaliste sur le continent. Plus tard il y aura les exemples de Marien Ngouabi en République populaire du Congo ou encore de Thomas Sankara en Haute-Volta, l’actuel Burkina Faso. Dans cet épisode, nous allons voir comment comment un gamin de 27 ans a renversé la monarchie en Libye.

Le ciel est dégagé en cette nuit du 31 août 1969. Dans cette nuit claire une centaine de jeunes soldats s’affairent sur les routes de Benghazi et de Tripoli. Ils sont posés, sans pression. L’un d’entre eux, Mouammar Kadhafi est même allé au lit plus tôt que prévu dans la caserne de Garyounès, à Benghazi. Posé OKLM dans son bendo, il ne dort pas. Il écoute la radio. 

À 2 heures et demi du matin, la fine équipe lance des assauts. Elle les a patiemment préparés. Les mutins prennent tour à tour des garnisons, des dépôts d’armes et de munitions, s’emparent des véhicules. Dans le même temps, les hauts responsables de l’armée sont arrêtés. Le colonel Abdulaziz al Chelhi, le chef de l’unité en charge de la protection rapprochée du roi de Libye est interpellé alors qu’il dort. Il va essayer de se cacher en plongeant dans sa piscine. Peine perdue. Il est vite repêché et conduit en détention. Le prince héritier Hassan Reda est lui aussi neutralisé par les mutins. Il a bien essayé de se cacher en coupant l’électricité au palais et en trouvant refuge dans un placard. Mais il est vite retrouvé en mis aux arrêts. Quelques ministres sont aussi soustraits des bras de Morphée. 

Le dispositif sécuritaire de la monarchie n’a quasiment pas résisté. 

Le roi Idris Premier est lui-même absent du pays. Il est parti quelques jours plus tôt en Grèce pour sa cure thermale annuelle. D’ailleurs il aurait déjà transmis sa volonté d’abdiquer au bénéfice du prince héritier dès son retour. Prince héritier qui se trouve pour l’instant entre les mains des jeunes soldats.

Et Mouammar Kadhafi dans tout ça, me direz-vous ?

Eh bien lui et quelques autres amis se dirigent vers radio Benghazi pour y annoncer leur victoire. Cependant il y a un hic. Sa Jeep de tête se détache du reste du convoi par une erreur d’orientation. Les critiques avancent que le meneur de la révolution serait resté dans le confort de sa chambre pour écrire son discours de victoire. Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’à 6 heures 50 que le leader arrive dans les studios de la radio. Musique !

Le matin du 1er septembre, les Libyens pourvus d’un poste récepteur apprennent alors pour la première fois ce qui est en train de se passer. Le communiqué n°1 est lu par la voix jeune mais ferme d’un officier que pratiquement personne ne connaît dans le pays. 

« Peuple de Libye, dit-il, en accord avec ta libre volonté, exauçant tes vœux les plus chers, répondant à tes appels incessants en faveur du changement et de la régénération, à l’écoute de tes incitations à la révolte, tes forces armées ont renversé le régime réactionnaire et corrompu dont la puanteur nous suffoquait et dont la vue nous horrifiait.

D’un seul coup, ta vaillante armée a fait tomber les idoles et en a brisé les effigies.

D’un seul trait, elle a éclairé la nuit sombre dans laquelle s’étaient succédé la domunation turque, la domination italienne et enfin la domination d’un régime réactionnaire et pourri. À compter de ce jour, la Libye est une République libre, gouvernée par elle-même, qui prend le nom de République arabe libyenne… »

Extrait du communiqué n°1 lu par le capitaine M. Kadhafi, le 1er septembre 1969 à radio Benghazi.

Quelques instants après, le prince héritier annonce dans un communiqué qu’il renonce à ses droits de succession et se rallie aux putschistes.

Le monde est choqué par cette annonce, en commençant par les capitales américaines, britanniques italiennes et françaises qui ont d’importants intérêts en Libye. Tout de suite les révolutionnaires rassurent. Ils envoient des émissaires dans les chancelleries pour les rassurer de leurs bonnes intentions à leur égard. 

Les Américains se persuadent, dans un premier temps, que le chef de ce ramdam est Saad al-Adin Abou Shua, un ex-officier de 34 ans. Dans l’opinion publique occidentale, Mouammar Kadhafi n’est que le porte-parole du Conseil de commandement de la Révolution. Cela prendra une semaine avant qu’on ne mette un visage sur ce nom. Kadhafi reprochera son imprudence au journal égyptien responsable de sa divulgation d’identité.

Le premier à reconnaître le nouveau gouvernement est le président égyptien Gamal Abdel Nasser.

Nous verrons tout à l’heure qu’il en est l’inspirateur, parfois sans le savoir.

Trois mois après avoir renversé les institutions, le Conseil de commandement de la Révolution publie sa composition. On apprend alors que le groupe est dirigé Mouammar Kadhafi, un lieutenant des transmissions âgé de 27 ans, récemment rétrogradé de son rang de capitaine pour indiscipline. Le putsch est réussi le 1er septembre, son chef sera promu colonel dès le 8 septembre 1969.

Mais comment peut-on organiser un coup d’État militaire contre une monarchie soutenue par les plus grandes puissances du monde et le réussir quand on a moins de 30 ans, et surtout sans effusion de sang ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord savoir qui ce jeune homme téméraire. Ce Mouammar Kadhafi qui est-il ?

Mouammar Kadhafi naît en juin 1942 à Qasr Abou Hadi un village situé non loin de Syrte à l’ouest de la Libye. Selon sa biographie officielle nous apprend qu’il est le fils d’Aisha et de Mohammad Abdul Bin Salam bin Hamed bin Mohammad. 

Pour votre culture, sachez qu’il existe une controverse sur l’identité du père de Khadafi.

Mais la rumeur a été balayée par une enquête du site d’information bakchich.com qui a notamment consulté les archives de l’armée de l’air française.

En ce qui nous concerne, Mouammar Kadhafi est né en juin 1942 alors que son père entrait dans sa soixantième année. Au moment de sa naissance, il a trois sœurs tandis que tous ses frères sont décédés. Le vieux Mohammad Abdul Bin Salam bin Hamed bin Mohammad ne peut refréner sa joie. Il a vu le marabout du village pour avoir cet enfant. Ancien résistant à l’occupation italienne, le père vieillissant a une vie modeste, il est pauvre. C’est un simple berger qui possède un petit troupeau de chèvres et quelques chamelières de temps en temps. Et il est souvent parti pour faire paître ses bêtes. Le jeune Kadhafi passe donc le clair de son temps avec sa mère Aisha, ses sœurs et ses tantes.

Si le jeune enfant n’a pas l’âge de comprendre la marche du monde, il n’en demeure pas moins qu’il est marqué par la situation dans laquelle se trouve son pays en ce début des années 1940. 

Depuis 1911, la Libye est occupée par les Italiens qui y ont délogé les Ottomans et quand éclate la deuxième guerre mondiale, la colonie italienne est un champ de bataille entre les Alliés et les puissances de l’Axe. Et la Libye appartient aux puissances vaincues. 

À la fin de la guerre, l’Angleterre et la France se partagent une partie de l’ancien territoire sous domination italienne.

Entre temps, les États-Unis y ont déjà installé un base militaire dès 1943. Ils signent un accord avec le roi Idris Premier pour installer cinq bases au total en 1954. La Libye a été déclarée indépendante deux ans plus tôt et placée sous l’autorité d’un monarque, le fameux roi Idris donc.

Quand on lit ce contexte, on comprend que Kadhafi naît et grandit dans un pays occupé, humilié et écartelé par les puissances coloniales et impérialistes. Du point de vue familial, on le sait déjà, malgré toutes les polémiques que nous avons brièvement évoquées tantôt, la famille du futur Guide est pauvre. Mais ce n’est pas tout. 

En Libye à cette époque-là et peut-être de nouveau aujourd’hui, malgré l’occupation, les relations sociales sont fortement régies par la hiérarchie des tribus. Lui et sa famille appartiennent à la tribu des Guedadfa, des berbères arabisés et sans fortune. Dans cet environnement, le jeune Kadhafi n’a pour seul avenir et pour seul rêve que devenir berger comme son père. Il apprend donc toute la panoplie du parfait villageois. Agriculture vivrière de survie, marquer et garder le bétail familial, chasse aux oiseaux… 

Mais le gamin est animé d’une curiosité unique et une soif inextinguible d’apprendre de nouvelles choses.

Aussi son père décide de le confier à un professeur de religion qui passe de temps en temps au village. Là aussi, les qualités intellectuelles de Mouammar sont vites remarquées. Un de ses oncles, petit fonctionnaire de police, plaide pour que l’enfant déjà âgé de dix ans soit scolarisé dans une école primaire à Syrte.

On ne devient pas Kadhafi par hasard. Le villageois enjambe les six années du cycle primaire en quatre ans. C’est simple, notre jeune garçon connaît déjà tout le Coran par cœur quand il arrive en classe pour la première année. Le même jour, on le reclasse en deuxième année. À la fin de la semaine, il est admis à suivre les classes à partir de la troisième année.

Malgré les moqueries de ses camarades plus nantis, le jeune Kadhafi est tout aussi brillant une fois au collège. Il lit tout ce qui lui tombe sous la main, journaux, livres… À la maison, il écoute déjà BBC en arabe et aussi La Voix des Arabes. Une chaîne de radio lancée par l’Égypte où le président Gamal Abdel Nasser appelle à la prise de conscience du monde arabe contre l’impérialisme occidental. C’est cette radio-là qu’il écoute le 31 août 1969 avant d’aller prendre le pouvoir. 

Revenons à la vie de Mouammar adolescent.

Ses livres de chevets seront la Philosophie de la Révolution écrit par Nasser et la Révolte du Nil d’Anouar el Sadate. Il s’amuse déjà à imiter le tonitruant leader égyptien et affûte son discours devant ses camarades d’internat. Mais Kadhafi lit aussi des essais sur les révolutions française et russe. Il s’intéresse en outre, étant toujours au Lycée, à la figure d’Omar al-Mokhtar, un héros de la résistance à l’Occupation italienne. Le futur Guide ne pardonnera jamais aux Italiens de l’avoir fait exécuter en 1931. Il lui rend un vibrant hommage lors de la lecture du communiqué n°1.

Entre deux cours, entre deux lectures… Notre futur leader occupe son temps libre à organiser des manifestations contre la France devant le consulat de la République française. Il reproche notamment à Paris la colonisation en Algérie et les essais nucléaires au Sahara. À ce moment-là, il est aussi déjà anti-sioniste. Tous les 2 décembre, il commémore à sa manière la déclaration Balfour. 

Arthur James Balfour c’est le Premier ministre anglais qui permit le retour des Juifs en Palestine. C’est lui qui a ouvert la voie à la possibilité d’un État au projet sioniste. C’était le 2 décembre 1917. Tous les 2 décembre donc, notre lycéen sèche les cours.

Les critiques du Khadafi panafricain l’ont toujours décrit comme calculateur dans son rapprochement avec l’Afrique au sud du Sahara.

En lisant de près sa biographie, il n’y a rien de plus inexact. Figurez-vous qu’alors qu’il n’est qu’adolescent, il est frappé de plein fouet par l’annonce de la mort de Patrice Emery Lumumba en janvier 1961. On sait maintenant que le leader indépendantiste congolais a été tué par les bons soins de la CIA. À l’âge où les jeunes boutonneux cherchent à prouver leur virilité à ces jeunes demoiselles, l’intello du coin organise des obsèques symboliques et prononce l’oraison funèbre du défunt. La dépouille de Lumumba est martyrisée dans ce Congo profond, mais Kadhafi fait porter dignement son cercueil symbolique jusque dans la cour de l’école.

Un jour peut-être nous découvrirons qu’un jeune africain avait été troublé aux larmes en apprenant que le Guide a été lynché à mort dans le désert de Syrte le 20 octobre 2011.

Pour le moment, Mouammar Kadhafi a des convictions et il mourra avec elle.

En cette année 1961, les jeunes nassériens de Libye sont chagrinés par l’annonce de la Syrie de se désolidariser de l’Union politique entre Damas et le Caire sous la direction de Gamal Abdel Nasser. Ils se lancent dans une manifestation qui vire à l’émeute. Plusieurs commerces et des hôtels sont détruits. Kadhafi est banni des lycées de la région de Syrte. Il doit poursuivre sa scolarité et son activisme à Misrata, une ville côtière.

Autant Kadhafi est nassérien. Il supporte le raïs égyptien de manière tout à fait extraordinaire. Autant il voue une haine profonde à la monarchie et particulièrement au roi Idris 1er. Il considère que le souverain libyen est un faire-valoir. Entre nous, il n’a pas tort.

Idris 1er obéit au doigt et à l’oeil aux Américains, aux Britanniques. Ce roi arabe avait pris fait et cause pour la coalition Israël, France, Royaume-Uni quand Nasser avait décidé de nationaliser le canal de Suez en 1956.

C’est simple ! l’objectif du jeune Kadhafi est de faire tomber le roi compromis, exactement comme l’avait fait Nasser en 1952 en déposant Farouk 1er, le roi de l’Égypte.

En attendant, le jeune homme poursuit ses brillantes études.

Faisons un tour dans sa bibliothèque. Il lit beaucoup sur le socialisme utopique d’un Proudhon, les thèses de Karl Marx qu’il critique déjà, analyse le socialisme de ceux qui exercent effectivement le pouvoir en commençant par Mao Zedong et Fidel Castro. Il lit aussi Carl von Clausewitz, Ibn Kaldhun, Otto von Bismark, Charles Dickens, Abraham Lincoln, Sun Yat-sen, Montesquieu, Rousseau, le chantre de la démocratie directe. En 1963, l’homme qui est entré à l’école à 10 ans, obtient l’équivalent du baccalauréat lettres et philo. Il a 21 ans ! Mouammar est particulièrement passionné d’histoire militaire. Il dira plus tard que ces lectures n’étaient pas juste un passe-temps sur WhatsApp. Il voulait apprendre comment on s’organise pour prendre le pouvoir.

Assez logiquement, après son bac, Mouammar Kadhafi entre dans l’armée.

Il est inscrit dans l’académie militaire de Benghazi. La logique de Kadhafi est qu’on ne peut pas prétendre diriger un pays sans en connaître les rouages. Son entrée dans l’armée est un choix tactique. Avec ses camarades de lycée, ils ont un plan. Entrer dans les institutions du pays au mieux des capacités et des qualités de chacun.

La vie d’adulte frappe à la porte. Le leader déjà en train de mûrir entreprend une licence d’histoire qu’il ne terminera malheureusement pas, harcelé par sa formation d’officier. Si Kadhafi n’obtient pas son diplôme, c’est aussi parce qu’il passe le plus clair de son temps à préparer la future révolution.

En fait de préparation, il recrute soixante de ses camarades de promotion. Il les choisit minutieusement. Ils sont tous ressortissants comme lui de familles modestes. Ils se réunissent sur une plage à 110 kilomètres de la ville de Benghazi.

Tous les membres de ce groupe restreint sont soumis à une discipline de fer. Alcool et tabac interdits. Boîte de nuit et jeux de hasard aussi. Une partie de la solde doit être versée à la cause. Khadafi fait vœu de célibat tant que le roi Idris Premier n’est pas encore tombé. Certains conjurés font même voeu de chasteté. Dans tous les cas, nos amis sont des célibataires endurcis et se refusent à courir les filles. Faut-il le mentionner ? Le secret de tout ceci doit être absolu.

En formation, on voit en Khadafi un illuminé.

Personne ne le prend vraiment au sérieux. Très bien. Le jeune élève-officier tisse sa toile. Dans l’armée, mais aussi dans la sphère civile. Il continue à réunir ses compagnons même après la fin de la formation et les affectations. Les apprentis-putschistes volent armes et munitions sans soulever d’inquiétudes particulières dans la hiérarchie de l’armée et auprès des nombreux instructeurs occidentaux présents en Libye.

Et même lorsque Kadhafi est envoyé en stage en Angleterre, il reste extrêmement mobilisé pour sa cause. Plus, ce voyage va le renforcer dans sa conviction en deux choses. Primo, les coutumes ancestrales et le mode de vie authentique des Libyens doivent absolument être préservés. Secundo, la morgue, le sentiment de supériorité des Occidentaux est due au développement des infrastructures dans leur propre pays, pas à l’éclat de leur culture. En passant Khadafi se refuse à parler anglais, par principe !

La guerre des Six-jours entre l’Égypte et Israël début juin 1967 va contribuer à le radicaliser davantage.

D’abord parce que le roi Idris traîne les pieds pour soutenir le voisin égyptien et continue à livrer du pétrole à Israël. Sous la pression de l’armée, il envoie enfin un bataillon au Sinaï. Mais cette aide de dernière minute ne va pas être à mesure de retourner la situation en faveur de la coalition arabe. Le prestige de Nasser n’a plus été le même après cette cuisante défaite.

Le plus difficile à avaler pour Khadafi est sans doute le travail de contingentement des émeutes contre la communauté juive qui éclatent en Libye en réaction aux conséquences de la guerre des Six-Jours.

Les événements de politique internationale, l’ambition et les talents de manoeuvrier du jeune Mouammar Kadhafi quelle que soit leur importance ne peuvent pas à eux seuls expliquer la chute de la monarchie en Libye.

Le pays est proprement fracturé. Je vous disais tout à l’heure les ambitions des puissances impériales. Sur le plan intérieur aussi, il y a d’importantes divisions. Les chefs tribaux exercent une influence que les chefs militaires peinent à contrebalancer. 

Le roi Idris a plutôt les apparences d’un mystique.

Il vit reclus dans son palais de Tripoli. Et une fois par an, il se paie le luxe d’une cure thermale en Europe de l’est – Turquie, Grèce. Et comme je l’ai dit au début, il veut abdiquer au profit de son fils. Le Sénat en est informé quand il s’en va en vacances.

Il y a aussi un facteur qui peut expliquer la facilité avec laquelle ce coup d’État a pu être exécuté. Les hauts gradés de l’armée s’étaient déjà entendus pour faire tomber le roi Idris ou éventuellement le prince héritier. Ils en avaient averti les grandes puissances, en commençant par les États-Unis. Le coup devait être mené par le chef d’état-major de l’armée. Rien d’étonnant dès lors que le putsch n’ait pas vraiment surpris. 

La vrai surprise est venue de ce que les auteurs et les bénéficiaires du pronunciamiento ne sont pas ceux que tout le monde attendait. Les jeunes officiers ruraux qui sont arrivés au pouvoir à Tripoli ne comptent pas poursuivre sur la voie tracée par la noblesse tribale et les technocrates au pouvoir. Leur ambition est beaucoup plus simple : ils veulent renverser la table. Une révolte ? Non, sire un révolution !

NOTE SUR LA SÉRIE

L’Afrique a enregistré plus de 200 putschs et tentatives de putschs depuis les indépendances. Dans cette série de posts/podcasts, j’analyse différents pans de ces coups d’État dans l’histoire de l’Afrique. Les personnes impliquées – militaires mercenaires, instigateurs, les enjeux – opposition à la monarchie, divergences idéologiques, ou tout simplement le contexte sous-jacent à certains coups de force.

Prochain épisode – Comment Hassan II a échappé à des avions de combat


Le complot du chat noir contre Houphouet-Boigny

SÉRIE : LES DEUX CENTS COUPS

Le récit que je vous livre aujourd’hui est organisé autour de la paranoïa qui s’est emparée des chefs d’État africains au moment des indépendances. Je vous emmène Côte d’Ivoire. Et nous parlons des complots imaginaires du père de l’indépendance : Félix Houphouët-Boigny.

Le « complot d chat noir » est le premier de trois complots qui ont inauguré l’histoire politique de la Côte d’Ivoire indépendante. Cette trilogie, à la limite de la politique-fiction, a conduit à une répression aveugle et systématique orchestrée par le Félix Houphouët contre ses opposants rééls ou imaginaires. C’est la face cachée du miracle ivoirien.

En ce qui nous concerne dans cette saison consacrée aux coups d’État en Afrique, elle nous renseigne sur les méthodes que certains chefs d’État ont dû mettre en œuvre pour tuer dans l’oeuf toute tentative de soulèvement ou de contestation. 

Le « complot du chat noir » est une histoire extrêmement exotique dans laquelle Jean-Baptiste Mockey est accusé d’avoir voulu rendre Félix Houphouët-Boigny impuissant, je veux dire sexuellement impuissant et ensuite d’avoir voulu le tuer. Tout ça sent bon l’Afrique dans l’esprit de certains ! Les faits se déroulent entre fin juillet et fin octobre 1959.

Avant de vous raconter cette histoire, laissez-moi vous présenter Jean-Baptiste Mockey

À l’époque des faits, ce n’est pas n’importe qui. L’homme est vice-Premier ministre, ministre de l’Intérieur, sénateur de la Communauté française à Paris, secrétaire général du Parti démocratique de Côté d’Ivoire (P.D.C.I.) et membre du comité directeur du parti au pouvoir. Bon comme vous insistez, il est également maire de Grand-Bassam.

Pharmacien de profession, il a déjà une longue carrière politique et c’est un proche parmi les proches de Félix Houphouët-Boigny. Il a par exemple dirigé le cabinet de ce dernier en tant que secrétaire à l’époque où ce dernier était ministre en France. En 1959, il a 44 ans. Il ne serait pas exagéré de dire qu’il est le numéro 2 du régime !

L’affaire commence par une simple visite de courtoisie de Jean-Baptiste Mockey à Félix Houphouët-Boigny en France. Nous sommes dans la deuxième moitié du mois de juillet 1959. Le président du Conseil des ministres du territoire de Côte d’Ivoire est taciturne. Il fait asseoir Mockey et lui dit d’un air grave. « J’ai le regret de constater que je suis trahi par mon entourage ». Si Mockey joue la surprise, il sait déjà depuis le congrès de mars que ses relations avec son mentor ne sont pas au beau fixe. Il lui rétorque l’entourage dont il est question est très large. Beaucoup de personnes gravitent autour d’Houphouët. Cependant, en y regardant de plus près monsieur le président lui dit-il, « cet entourage peut se résumer en dernière analyse à Djibo Sounkalo, Ladji Sidibe et à moi-même ». Tokooos ! lui aurait dit Houphouët-Boigny. Le plus sérieusement du monde, l’ancien ministre français, maire d’Abidjan et bientôt père de l’indépendance lui dit qu’il est d’accord avec son énumération et ajoute « C’est très grave ! ».

Mais qu’est-ce qui s’est donc passé ?

Le président du Conseil se lance dans un récit invraisemblable. Des fétiches auraient été découvert dans sa résidence à Yamoussokro : la tête d’un chat avec dans sa gueule une corne de bœuf. De la Côte d’Ivoire, les fétiches en question aurait aussi voyagé. On en aurait surpris dans son appartement à Paris, bien rangé au chaud dans la valise de madame Houphouët. Ce deuxième fétiche aurait pour objectif, selon des sources compétences consultées par le mari visé, de le rendre impuissant puis finalement de l’assassiner. 

Pour le secrétaire général du PDCI, le monde commence petit à petit à s’effondrer. Il devait rentrer à Abidjan dans les premiers jours du mois d’août 1959. Il apprend que son billet d’avion a été décommandé sur ordre de Félix Houphouët-Boigny. Et sa place a été donnée à quelqu’un d’autre. Le lendemain, il est convoqué par M. Houphouët qui lui demande après coup de rester à Paris. « Vous devez prendre attache avec deux hauts responsables politiques français ». Mockey acquiesce, il restera en France. La désinformation est en marche. En Côte d’Ivoire, on explique que si Jean-Baptiste Mockey est resté en France c’est pour assister Koné Amadou, ministre de la Santé de Côte d’Ivoire malade.

Vous pouvez vous imaginer l’ambiance entre les hauts responsables politiques ivoiriens présents dans la capitale française en ce début août 1959. Quand Mockey se rend dans la résidence parisienne de Philippe Yacé, président de l’Assemblée législative de Côte d’Ivoire. Au 35, rue de Longchamp, à Neuilly-sur-Seine. Il comprend que l’affaire est vraiment grave. On le reçoit froidement. Quoiqu’il en soit, il obtient de M. Yacé qu’il intercède auprès d’Houphouët pour qu’il puisse regagner Abidjan. Nous sommes le 6 août. Le 11, Mockey rentre à Abidjan.

Le climat dans la principale ville de Côte d’Ivoire est des plus inquiétants. On raconte dans les maquis qu’il s’est violemment disputé avec Houphouët-Boigny à Paris. Le président aurait trouvé des fétiches. Bon ça, il le savait déjà.

Mais on dit aussi qu’il voudrait créer un mouvement d’indépendance de la Côte d’Ivoire. On aurait en plus saisi une lettre de Keita Fodeba, le ministre de l’Intérieur de la rebelle Guinée. Une preuve supplémentaire qu’il comploterait avec la Conakry et aussi Accra. Soit dit en passant, la lettre en question est un courrier privé qui ne fait nullement allusion à des questions politiques. Ça en est trop !

On, on… On a dit que… Mais c’est que des rumeurs. Qu’en pense le président du Conseil, de ces graves accusations ?

Jean-Baptiste Mockey se rend illico presto chez Félix Houphouët-Boigny lui aussi déjà à Abidjan. Comment les gens peuvent-ils se permettre autant d’écart ? Monsieur le président se lamente-t-il, visiblement ému ? En guise de réponse, M. Houphouët lui rétorque que ces rumeurs sont conformes à la vérité. Dans la foulée, il demande le rappel immédiat à Abidjan de MM. Ladji Sidibe et Djibo Sounkalo.

En principe, ils sont eux aussi dans le proche entourage et virtuellement coupables si tant il est vrai que des fétiches aient effectivement pu être retrouvés dans les demeures d’Houphouët. Dès leur retour, ils foncent chez Houphouët-Boigny qui leur confie la mission de mener des enquêtes sur cette affaire.

En saisissant la police, en réunissant une équipe de journalistes, de détectives ? Non ! Point du tout. C’est trop loin tout ça !

Il leur ait demandé de consulter un féticheur pour avoir le fin mot de l’histoire. Ladji Sidibe et Djibo Sounkalo se regardent hagards et dépassés. Ils disent ouvertement à Houphouët que tout ceci ressemble à un complot dirigé non pas contre lui Houphouët, mais contre monsieur Mockey. Plus tard, nous allons voir que Ladji Sidibe va payer cette impertinence !

Pour le moment, le président du Conseil ne dit rien. Il agit en coulisse. Le 20 août sans attendre les résultats de sa propre commission d’enquête, le président du Conseil convoque les groupes ethniques du RDA dans la cour de sa maison à Abidjan. Il leur relate comment il aurait été marabouté à Yamoussoukro et à Paris. Il leur dresse aussi le portrait moral des auteurs. C’est une exécution publique qu’il prépare pour Mockey.

Mais ça ne s’arrête pas là. Lors du Congrès extraordinaire du Rassemblement démocratique africain (RDA) qui se tient du 26 au 29 août, les présidents du Conseil du Niger, de Haute-Volta – actuel Burkina – et du Dahomey – actuel Bénin sont informés par leurs propres ressortissants du climat politique à Abidjan. Ils appellent Houphouët et lui demandent de ne pas prendre de décision qui pourraient être mal interprétée par le monde occidental.

Rappelons, les accusations sont exclusivement fétichistes. Comment expliquer qu’on va écarter son propre allié politique pour une telle raison ?

Le président du Conseil ivoirien ronge ses freins. Mais il s’apprête à revenir à la charge et à frapper.

Début septembre 1959, Jean-Baptiste Mockey, le secrétaire général du PDCI, déjà en disgrâce donc, tient un discours extrêmement offensif vis-à-vis de la France lors du congrès du parti qui se tient finalement après dix années d’attente.

Dans ce discours lu devant Houphouët, il accuse ouvertement la future ancienne puissance coloniale de pousser les États africains à l’indépendance pour permettre à ses milieux financiers et économiques de continuer à l’exploiter. Il précise que depuis la mise en place de la Communauté française, c’est-à-dire depuis le retour du général De Gaulle au pouvoir en 1958, tout est fait pour affaiblir les États que l’on destine à l’indépendance.

Du point de vue de Mockey, la Côte d’Ivoire doit accéder à la souveraineté d’une manière évolutive et dynamique afin que les Ivoiriens puissent progressivement maîtriser l’ensemble du tissu productif.

Houphouët voit rouge. Au moment où Jean-Baptiste Mockey tient ce discours, comme vous le savez, il est le numéro 2 du proto-régime ivoirien : vice-président du Conseil des ministres, ministre de l’Intérieur. Et bien sûr secrétaire général du PDCI qui tient les rênes du pouvoir en Côte d’Ivoire. En principe, il est intouchable ! Mais nous savons déjà qu’il n’en est rien.

Ce discours est le motif politique nécessaire pour mettre Mockey hors-jeu.

Avant d’agir, Houphouët-Boigny retourne voir ses compères Diori Hamani du Niger et Maurice Yaméogo de la Haute Volta. Le 7 septembre, le président du Conseil ivoirien convoque M. Mockey en présence de M. Boubou Hama, président de l’Assemblée législative du Niger et de Maurice Yaméogo, Premier ministre de la Haute-Volta, et lui répète ce qu’il lui est reproché. 

M. Mockey nie formellement ces allégations et déclare en outre que puisqu’il s’agit exclusivement de griefs d’ordre fétichiste, il désire être soumis à un sérieux examen par des personnalités compétentes en coutumes. C’est-à-dire par des marabouts. M. Houphouët-Boigny ne répond pas. Le lendemain après-midi, il exige de M. Mockey sa démission de ses fonctions de vice-Premier ministre et de ministre de l’Intérieur. M. Mockey ne lui remet aucune démission écrite mais accepte néanmoins oralement.

Le président du Conseil communique immédiatement après cet entretien la démission de M. Mockey au bureau politique du PDCI et en Conseil des ministres.

À ce stade, Jacques Foccart et Charles De Gaulle peuvent aussi être avertis.

La figure de Jean-Baptiste Mockey et ses leçons à la France en ce mois de septembre 1959 rappellent de bien mauvais souvenirs aux gaullistes, à peine remis des saillies d’un Sékou Touré un an plus tôt. 

Bien qu’il soit du PDCI-RDA, Mockey est un nationaliste qui risque de mettre à mal les ambitions de Paris pour la communauté qu’elle est en train de promouvoir dans ce qui va être dans quelques mois ses anciennes colonies.

Vu de France, son discours est même perçu comme une provocation et une imprudence. On peut légitimement se demander ce que le secrétaire général du PDCI a dans la tête, lui qui sait que le chef de file des partisans du « Non » au référendum de 1958 pour la communauté française en Côte d’Ivoire, l’avocat Camille Assi Adam a été exilé dès le 29 septembre, c’est-à-dire au lendemain du plébiscite. Pour avoir grapillé 0,001 %, Me Assi Adam dû rester en exil jusqu’en 1980 ! 

Cela dit, je dois tout de suite préciser que le secrétaire général du PDCI s’il est nationaliste ne l’est pas au sens révolutionnaire d’un Ahmed Sékou Touré. Non ! Il est un partisan de la balkanisation de l’ancienne Afrique occidentale française. Il revendique une Côte d’Ivoire indépendante des autres pays exactement comme son président Félix Houphouët-Boigny. C’est un bourgeois, un dignitaire. Vous savez dans ces années-là, ces termes sont encore très fortement politisés.

Le problème de Mockey c’est qu’il est contre l’accélération de l’histoire telle que l’imagine la France. Il souhaite que les choses soient faites posément et bien faites. Il va falloir à l’écarter. Houphouët a le feu-vert.

Un procès de fous

Le procès de Mockey pour le complot du chat noir va se dérouler à Yamoussokro dans l’“hôtel de la Plantation” appartenant à Félix Houphouët-Boigny. En fait de procès, c’est davantage une réunion présidée par Houphouët-Boigny lui-même avec des plaidoiries, des témoignages, des expertises… de marabouts, de sorciers dénoncés par la police… Un vrai capharnaüm ! 

On retient des témoignages des marabouts à charge. L’un d’entre eux assure  avoir trouvé dans le ventre du chat du cimetière de Treichville non seulement la photo de M. le président du Conseil, mais aussi un « grigri » identique à celui qu’on rapporte avoir été trouvé dans la valise de Mme Houphouët-Boigny à Paris. Un autre de ses confrère consulté à titre d’expert en fétiches explique qu’il ne s’agit pas en réalité d’un « grigri » mais d’un texte en caractères arabes, d’après lequel il résulte que M. Mockey souhaite la mort rapide d’Houphouët-Boigny ou pour le moins qu’il tombe gravement malade et impuissant afin qu’il puisse prendre sa place.

Rassurez-vous l’affaire ne va pas se terminer par la mort de Jean-Baptiste-Mockey. Il connaîtra bien sûr une looongue traversée du désert. Mais il reviendra dans le gouvernement de Félix Houphouët-Boigny et sera même nommé ministre d’État au milieu quatre ans plus tard. Une happy-end pourrait-on dire en ce qui concerne le « complot du chat noir ». Mais déjà, nous allons retrouver Jean-Baptiste Mockey dans un autre complot dès 1963. Il s’agit du « complot des jeunes ». Là, il sera dans le rôle de juge. 😉

Retrouvez l’intégralité du podcast sur la page 1506 : une histoire de l’Afrique sur l’essentiel des plateformes de podcasts. Google Podcasts, Deezer, etc.

William Bayiha · Le complot du chat noir contre Houphouet-Boigny

NOTE SUR LA SÉRIE

L’Afrique a enregistré plus de 200 putschs et tentatives de putschs depuis les indépendances. Dans cette série de posts/podcasts, j’analyse différents pans de ces coups d’État dans l’histoire de l’Afrique. Les personnes impliquées – militaires mercenaires, instigateurs, les enjeux – opposition à la monarchie, divergences idéologiques, ou tout simplement le contexte sous-jacent à certains coups de force.

Prochain épisode – Kadhafi renverse un roi à 27 ans


Comores : le dernier coup d’État de Bob Denard

Nous allons brièvement évoquer quelques-uns d’entre eux. Je vous propose tout d’abord de faire un zoom, dans ce billet, sur son dernier coup d’éclat le 28 septembre 1995. Ce fut aux Comores.

Une nuit agitée à Moroni

Il est 3h45, le président Said Mohamed Djohar est réveillé par des coups de feu. Quelques temps après, son téléphone sonne. C’est le capitaine français de la garde présidentielle un certain Rubis qui l’appelle. Il l’informe que la quarantaine de soldats de la garde présidentielle est cernée. “Nous sommes attaqués et neutralisés”, lui souffle le français.

Pour en avoir le coeur net, le chef de l’État appelle le commandant adjoint de la garde présidentielle, un Comorien. Ce dernier est plus nuancé : “Nous sommes attaqués, confirme-t-il, mais nous sommes toujours en mesure de riposter et de nous défendre”. Le président Djohar lui demande d’appeler des renforts. Mais les bases alentours sont déjà aux mains des mercenaires. Le coup d’État est en marche et il va être une réussite. Ne serait-ce que dans les heures qui suivent.

Le chef de l’État attend maintenant dans sa chambre le sort que les putschistes lui réservent. Il a pris le soin de fermer la porte à double tour. La petite escouade de 5 hommes qui vient le cueillir l’ouvre pourtant sans forcer. Les assaillants ont des armes braqués sur le couple présidentiel. Said Mohamed Djohar vient de terminer sa prière. Il a le Coran à la main. En dévisageant ses agresseurs, il reconnaît un ou deux visages peints de noir.

Et au travers de sa démarche, réussit à deviner l’identité du leader de ce groupe d’individus téméraires. Il s’agit évidemment de Bob Denard.

Le fameux mercenaire français rassure le désormais ex-président des Comores. “Je ne suis pas venu pour vous tuer”, lui dit-il. L’homme d’État est conduit au camp militaire de Kandani tandis que son épouse est évacuée au domicile de l’une de ses filles.

Le récit de ce coup d’État est assommant de simplicité. Et il va donner lieu à des ramifications complexes et extrêmement graves pour l’image de la République française dans le monde.

Mais n’allons pas vite en besogne, voulez-vous. Revenons à Moroni, la capitale des Comores en ce 28 septembre 1995 quelques heures avant que le président Djohar ne soit tiré de son sommeil.

Un coup bien monté

Il est 1 heure ou 2 heure du matin. Quelque 35 hommes s’affairent dans les rues de la capitale. Il y a trois groupes en tout. Le premier a pour mission d’aller libérer des rebelles déjà emprisonnés pour une tentative de putsch en 1992. Il y parvient sans grande difficulté. Le deuxième groupe dirigé par Bob Denard doit s’emparer de Radio Comores. Une formalité. Quant au troisième et dernier groupe, son objectif était de prendre la présidence. Malgré quelques résistances, le putsch est une réussite sur toute la ligne.

Dans la foulée, le mercenaire français prend les rênes du pays. Il réorganise la garde présidentielle et place un homme lige, le capitaine Ayaina Combo à la tête d’un Comité militaire de transition. Ce capitaine revendique la responsabilité du coup d’État.

Personne n’y croit vraiment. Et pour cause.

La République française contrôle l’essentiel des services de la défense nationale des Comores. En commençant par la garde présidentielle. Et il est difficile d’expliquer comment une trentaine d’hommes sont capables de mettre en déroute tout un système géré par les services de renseignements français. C’est d’autant plus incompréhensible que le nom de Denard est bientôt cité.

Nous sommes en septembre 1995. En France, Jacques Chirac vient de prendre le pouvoir. À l’époque déjà, la refrain est bien rodé. Mettre fin aux relations de suzeraineté entre la France et ses anciennes possessions coloniales. Mettre fin à ce qu’on appelle communément aujourd’hui la françafrique. C’est bien simple. Le coup d’État de Bob Denard aux Comores est une bien mauvaise publicité pour les nouvelles autorités à Paris. Après l’avoir inspiré, il va falloir le défaire.

Une semaine après l’arrestation du président Saïd Mohamed Djohar, M. Chirac demande la mise sur pied d’un plan pour reprendre le contrôle de l’île. Nom de baptême de l’opération : “Code Azalée”. Une frégate avec 200 hommes arrivent dans l’Océan indien pour recueillir des informations.

La France pompier-pyromane ?

Dès le 5 octobre, le gouvernement français déploie 400 militaires français pour contenir le régime de Denard.

Ils parviennent à arrêter le mercenaire et ses hommes. Denard n’oppose aucune résistance ! Les soldats rapatrient la fine équipe en France. Bob Denard doit y faire face à la justice.

Et le président Djohar dans toute cette affaire ?

Eh bien, il ne retrouve pas son poste. Pendant un peu plus d’une semaine, il est le prisonnier (ou l’otage) du mercenaire et de ses amis. Paris va acter sa déportation de force à la Réunion. Il prend le chemin de l’exil avec l’un de ses fils. Le Premier ministre Caabi El Yachouroutou accepte de prendre le pouvoir à l’ambassade de France.

Pour ne citer que l’exemple de la garde présidentielle, des observateurs et des témoins de l’époque (en commençant par le président Djohar) ont indiqué qu’à elle seule, elle était capable de repousser les putschistes. Les hommes du capitaine Rubis était 40 contre 35 mercenaires.

Ces troupes d’élite comoriennes avaient pourtant à leur disposition des pistolets-mitrailleurs Beretta et Uzi, des revolvers 357 magnum et des fusils lance-grenades. Quant aux de Denard, n’avaient que des fusils à pompe de vieux kalachnikovs ou M-16 de « collection », achetés démilitarisés puis modifiés par leurs soins.

Jean-Claude Sanchez, l’un des lieutenants du mercenaire a écrit un livre de témoignages à charge contre la France officielle. Il l’accuse d’avoir laissé tomber le soldat Denard.

Bob Denard est même condamné en 2006 à cinq ans de prison. Mais cinq ans avec sursis en France !

L’échec de Denard en 1995 au Comores est due aux atermoiements du gouvernement français. C’est l’opinion de ses amis. Mais ce n’est pas sa première campagne foireuse. Le Marxiste Mathieu Kérékou au Bénin (anciennement Dahomey) parvint à le repousser avec succès dès janvier 1977. Quelques officiers nord-coréens de passage à Cotonou le jour du putsh ont proposé leurs service pour faire partie du comité chargé d’accueillir Denard. Une belle histoire à savoir.

Retrouvez les détails de ce vendredi de folie à Cotonou dans l’épisode de 1506, une histoire de l’Afrique intitulé Bob Denard et les coups d’État en Afrique.

NOTE SUR LA SÉRIE

L’Afrique a enregistré plus de 200 putschs et tentatives de putschs depuis les indépendances. Dans cette série de posts/podcasts, j’analyse différents pans de ces coups d’État dans l’histoire de l’Afrique. Les personnes impliquées – militaires mercenaires, instigateurs, les enjeux – opposition à la monarchie, divergences idéologiques, ou tout simplement le contexte sous-jacent à certains coups de force.

Prochain épisode – Le «complot du chat noir» contre Houphouet-Boigny