18 juin 2013

Mémoire de Guerre : la légende de la mort de mon grand-père

C’est l’histoire de mon grand-père. Elle est faite de légendes et de vérités. Elle m’a été racontée par ma grand-mère il y a près de 15 ans… J’en partage les grandes lignes avec vous.

Souvenirs Mon grand-père Alexandre est mort en 1958. Ne me demandez pas l’heure du décès ni même l’hôpital où il a rendu l’âme. Je ne sais même pas où se trouve sa tombe. Personne ne le sait d’ailleurs parce que mon grand-père n’a pas eu de sépulcre. 55 ans sont passés, son deuil reste toujours à organiser. Dans mon village, les veilles gens qui se rappellent encore des jours sombres de la guerre d’indépendance sont en train de s’éteindre les unes après les autres. Peut-être bientôt la jeunesse arrachée d’Alexandre cessera-t-elle de se balancer dans leur rêve ? Ce récit vise à pérenniser le bout de vie qu’il a vécu. Apporter sa pierre dans l’édifice camerounais en construction, rêver pour changer les choses au péril de sa vie.

L’histoire est simple comme toutes les histoires sous les tropiques. Alexandre est né en 1928, un jeune homme presque privilégié par la colonisation française puisqu’il a un acte de naissance. Une curiosité à cette époque. En réalité, la date de naissance des enfants était marquée au dos de l’acte de mariage des parents. Bon, encore fallait-il que la famille ait un acte de mariage, etc.

Dans son village, il avait dû suivre une formation élémentaire à l’école si bien qu’au début des années 50, il était parmi les rares lettrés du bled. Certes il était costaud, si je m’en tiens à l’unique photo que mon père a hérité de lui. Mais aussi il traînait alors une réputation de troublions. Voilà pourquoi je me demande toujours comment il a pu être enrôlé dans l’armée coloniale française. En fait d’armée, je veux parler de tirailleurs. Les plus célèbres d’entre eux, vous le savez étaient des tirailleurs sénégalais. Mais mon grand-père était camerounais, donc…

Soldats
Vous n’avez donc jamais vu de tirailleurs africains ? (c) herodote.fr

Quoiqu’il en soit, le jeune homme est mobilisé au début des années 50. Et il se retrouve au Viêt-Nam avec les Français lors de la Guerre d’Indochine. La légende raconte qu’il est alors sergent et s’occupe de tâches administratives. En fait, il est commis à la dactylographie.  Il passe le clair de son service à Saigon paraît-il. Dans cette Indochine déchirée par une guérilla paysanne, Saigon représente paradoxalement la douceur de vivre orientale et le lieu de faire des découvertes exaltantes. C’est ici que mon grand-père va prendre sa première épouse. Une  Vietnamienne avec laquelle il va faire deux enfants. La cadette est restée au Viêt-Nam, personne ne sait ce qu’elle est devenue.

Lorsqu’il arrive au Cameroun, son premier fils nommé Jean Bayiha sera dans ses bagages. Mon père s’appellera Jean Paul. Ce premier enfant est décédé dans les bras de ma grand-mère deux ans après la mort d’Alexandre. Métis afro-vietnamien, il avait neuf ans. Mon père qui naît neuf mois avant la mort de leur père ne  connaîtra jamais l’un et l’autre, sauf en photos. Cependant au fil du temps et compte tenu de la rigueur que la vie a  réservée à la jeune dame qu’était alors ma grand-mère, la plupart de ces souvenirs se sont égarées.

 Retour au pays natal – Quand mon grand-père rentre d’Indochine, il essaie de retrouver ses racines. Il va prendre une femme de la région (ma grand-mère), faire un enfant (mon père) et tenter de se rapprocher de ses frères et de son village. La légende raconte qu’en tant que militaire, à son retour, il ne s’était pas fait que des amis même parmi ses frères. Explications.

Trois hommes
Le monsieur qui sourit à l’extrême droite est Ernest Ouandié, le dernier leader de la guérilla capturé en 1971 et pendu à la suite d’un procès expéditif (c)cameroun24.net

Entre 1956 et 1971, le Cameroun vit une guerre civile sourde et largement ignorée. Faisons un schéma. D’un côté il y a la France, puissance tutrice et ses alliés autochtones qui ne sont pas d’accord avec l’idée d’indépendance. De l’autre côté, il y a l’Union des populations du Cameroun qui revendique l’indépendance immédiate du pays. Cette opposition politique avait abouti à un climat de tension tel que les campagnes camerounaises de certaines régions étaient devenus de véritables champs de bataille. Il y a eu des camps (de concentration) signés Messmer, du Napalm utilisé clandestinement par l’aviation française, des assassinats ciblés dans les deux camps et une haine farouche contre les traîtres. Dans un premier temps les campagnes de la Sanaga-Maritime sont les plus touchées par le mouvement de révolte. C’est la zone d’origine du leader le plus charismatique des patriotes et c’est là où ses fidèles sont les plus radicaux. Et il se trouve que mon grand-père est également originaire de la région et malheureusement pour lui, il est un militaire donc a priori un ennemi dans la région.

Questions essentielles – Voilà la situation que mon aïeul retrouve chez lui quand il rentre de la guerre d’Indochine. Ma grand-mère, des décennies après nous racontait souvent, les larmes aux yeux, les longues nuits pendant lesquelles de mystérieux émissaires venaient discuter avec son mari. Jamais celui-ci ne voulait dévoiler l’objet de ces discussions. Cependant, elle se rappelait qu’à un moment, elle avait commencé à soupçonner son mari d’être de mèche avec les patriotes qui combattaient dans le maquis. Mais que complotait-il avec ses frères, elle ne pouvait pas exactement le dire. Un moment, racontait-elle, elle avait cessé de s’interroger car lorsque son mari était revenu au pays, il avait été rétrogradé. Vers quel grade exactement ? Sa mémoire lui jouait des tours. Qu’avait-il fait pour être sanctionné de la sorte ? Certaines sources soutiennent qu’ils revendiquaient des primes en rapport avec le séjour en Indochine. Bref, le retour de mon grand-père fut un tel choc qu’il décida d’affronter d’une manière particulière.

Pierre
Les combattants africains sont également parmi ceux à qui on rend hommage ici en France. (c) leparisien.fr

S’est-on jamais demandé ce qu’étaient devenus les anciens tirailleurs naguère au service de la puissance tutrice lorsqu’ils sont revenus s’installer dans des pays en guerre comme le Cameroun et l’Algérie? Ceux qui sont devenus fous sont assez bien connus, ceux dont les pensions n’étaient que des pécules en comparaison avec leurs camarades d’armes métropolitains ont été cyniquement reconnus alors que la plupart d’entre eux se trouve six pieds sous terre. Mais s’est-on jamais intéressé à tous ceux qui ont été obligés de trancher l’odieux dilemme : trahir leurs propres frère en servant la France ou servir la France et risquer des représailles toujours présentes dans les quartiers populaires où le système colonial les poussait à demeurer ?

Contexte troublé – Malgré les évolutions régressives dans sa carrière, mon grand-père conservait toujours ses attributs de militaire. Il avait donc toujours une arme. D’ailleurs, le climat d’insécurité n’encourageait pas les supérieurs hiérarchiques de laisser leurs hommes patrouiller sans moyen de défense. Alexandre avait donc sa carabine (ou toute arme muni d’une crosse) sur laquelle son nom et son matricule était gravés. Malheureusement, c’est cette arme sensée le protéger qui finalement a eu raison de lui. Jusqu’au dernier moment, ma grand-mère disait être resté dans l’ignorance de ce qui se tramait dans son dos.

France Soir
Le témoignage de la presse française de l’époque (c) camer.be

Un matin, racontait-elle, un camion bourré de militaires débarque au village. Comme d’habitude, les habitants paniquent puisque qu’en général l’arrivée de la troupe signifie, à cette époque, brimades, enlèvements et souvent même exécutions des personnes soupçonnés d’appartenir au parti anticolonialiste. Cette fois-ci, les hommes en treillis se dirigent directement dans la case de mes grands-parents. Ils veulent s’entretenir avec mon grand-père. L’ambiance est badine puisque ma grand-mère reconnaît beaucoup de camarades de son mari. En toute bonne foi, elle demande à tout ce régiment d’attendre Alexandre. Seulement jusqu’au lendemain, il ne pointe pas le bout de son nez. Paniquée par la disparition spontanée de son mari, elle commence à s’interroger sur ces militaires qui continuent à faire le pied de grue chez elle depuis 24 heures. Elle essaie de sonder leurs intentions mais rien ne lui sera révélé. Comme l’attente devenait interminable, les militaires décidèrent de s’emparer de Jean, de ma grand-mère et de mon père, encore nourrisson. Sans violence, ils furent conduits à l’arrondissement le plus proche où ils furent mis à l’ombre dans une cellule. Ma grand-mère qui n’avait jamais visité un tel endroit compris que l’affaire devait être assez grave pour en arriver là.

Ses doutes eurent le temps d’être confirmés des années après puisqu’elle ne revu plus son jeune mari jusqu’à sa mort en 2001. Selon ce qu’elle nous racontait, des témoins lui aurait dit que mon grand-père était recherché pour haute trahison et complot avec l’ennemi. Son fusil avait été retrouvé entre les mains des patriotes lors d’une battue dans la forêt. Se sachant découvert, il avait essayé de disparaître de la circulation. Les  administrateurs coloniaux français à tous les étages étaient alors réputés être sans pitié pour les traîtres à la nation (française). Mais la cavale de cet homme ne dura pas longtemps. Il avait été alerté que ses fils et sa femme était dans les geôles françaises.Son expérience vietnamienne aidant, il comprit que ces bourreaux n’auraient peut-être pas pitié de la mère et des enfants malgré leur innocence. Voilà pourquoi, sachant qu’il était de toute façon condamné, il avait négocié la libération de sa famille contre lui-même.

Chambre à gaz, pire – Lors de son arrestation, racontent encore ces sources qui aujourd’hui sont à jamais éteintes, mon grand-père criait de toutes ses forces, tremblait de tout son corps, suppliait qu’on le laissât voir ses enfants pour une dernière fois… Ses bourreaux l’écoutaient-il seulement ? Les mains liées dans le dos, il était traîné sur le dur sol de nos routes de latérite. Mon grand-père a vécu ses dernières heures dans moins qu’une chambre à gaz. Il avait 30 ans. Il a été noyé dans le Nyong à l’aide d’un grand sac  de farine en toile sur lequel une bouée avait été attachée afin qu’il n’ait aucune chance de s’en sortir. Il ne s’en est jamais sorti, regrettait toujours ma grand-mère une larme à l’œil. La pauvre femme pleurait chaque fois qu’elle racontait cette histoire et plus elle vieillissait plus elle voulait se souvenir. Mon grand-père est mort parce qu’il était traître, un traître comme tellement d’autres qui furent pris entre deux feux. Mais, il reste que ce fut un martyr pour sa famille, pour ses frères et plus largement pour son pays, et là ce n’est pas une légende.

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Commentaires

Mylène
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L'histoire de ton grand-père est si émouvante. Je connaissais l'histoire des tirailleurs, celle racontée dans les livres scolaires, dans les livres tout court. Pourtant, je n'avais pas connaissance de ce déchirement qu'ont pu vivre ceux qui sont revenus dans leur pays. Merci d'avoir écrit et partagé ce billet. De tels textes sont si importants pour la mémoire collective.

William Bayiha
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Merci Mylène. Je rève d'en faire un livre. Le fameux que j'ai écrit sur 80 pages dont je ne sais que faire.

Josiane Kouagheu
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Moi aussi, je connaissais l'histoire des tirailleurs racontée dans les livres. Mais William, celle ci est vraiment émouvante! Beau billet en tout cas. Il peut être gardé comme une archive!

michouthe
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C'est vrai que l'histoire de ton grand père ressemble à celle de nombreux anciens combattants. Des tirailleurs qui ont méprise à la fois par la France et leur pays d'origine. Chez nous la plupart d'entre eux à leur retour ont été considéré comme fou tant ils étaient déconnecté des réalités locales. Triste sort que celui de ton grand père qui est mort en martyr.

David
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Très bon témoignage.
C'est bien d'en parler. La méthode de la noyade a été utilisée aussi par les troupes coloniales Françaises dans la rade du Cap-Français de St-Domingue (devenu Cap-Haïtien, Haiti) pendant la guerre de l’Indépendance en 1803.
C'est en apprenant cela que Jean Jacques Dessalines, Alexandre Pétion, entameront en Mai 1813 la phase finale de cette guerre qui aboutira au 18 Novembre de la même année à la capitulation des troupes françaises.

David
Répondre

Très bon témoignage.
C'est bien d'en parler. La méthode de la noyade a été utilisée aussi par les troupes coloniales Françaises dans la rade du Cap-Français de St-Domingue (devenu Cap-Haïtien, Haiti) pendant la guerre de l’Indépendance en 1803.
C'est en apprenant cela que Jean Jacques Dessalines, Alexandre Pétion, entameront en Mai 1813 la phase finale de cette guerre qui aboutira au 18 Novembre de la même année à la capitulation des troupes françaises.

Limoune
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On ne peut appeler traître une personne trahie qui trahit le traître. La personne fuit seulement la trahison. Merci pour ce récit subtilement écrit. J'attends une nouvelle nouvelle :)

William Bayiha
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Ouais, je sais. Merci pour le commentaire Limoune. Pour la nouvelle, il faut encore attendre un petit peu.

joseph dégramon ndjom
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william, je me range dans le sillage de ceux qui m'ont précédé, pour reconnaitre que l' histoire de ton grand père est très touchante. faire un livre là dessus serait un projet vraiment intéressant. moi je suis réalisateur documentariste, camerounais comme toi, et originaire de la même ethnie aussi. petit fils de maquisards de la première heure. un lien très fort m'unit aussi aux tirailleurs, mais ce lien n'est malheureusement pas affctif, car les tirailleurs ont été le bras armé de la colonisation dans nos villages, commettant des exactions que l'histoire n'a pas manqué de retenir entre ses lignes. je n'affirme pas que les anciens combattants, ex tirailleurs pendant la colonisation soient tous des personnes à blâmer ou à reprocher de quelque chose. certains ont même été enrôlés de force pour servir de chair à canon dans la libération de la france. l'homme dont je porte le nom, le frère de mon grand père, a été tué à douala dans les années 50 par ces tirailleurs et de générations en générations, la peur du tirailleur a nourrit nos vies. aujourd'hui je vis au sénégal, pays par excellence de ces tirailleurs et il me vientl'idée de faire un film qui va parler de la crainte que j'ai expérimenté depuis des années, des tiraileurs, mais peut être pourrais tu m'aider dans la documentation du phénomène de tirailleurs sénégalais au cameroun? bonne journée à toi et à bientot j'espère