Le complot du chat noir contre Houphouet-Boigny

SÉRIE : LES DEUX CENTS COUPS

Le récit que je vous livre aujourd’hui est organisé autour de la paranoïa qui s’est emparée des chefs d’État africains au moment des indépendances. Je vous emmène Côte d’Ivoire. Et nous parlons des complots imaginaires du père de l’indépendance : Félix Houphouët-Boigny.

Le « complot d chat noir » est le premier de trois complots qui ont inauguré l’histoire politique de la Côte d’Ivoire indépendante. Cette trilogie, à la limite de la politique-fiction, a conduit à une répression aveugle et systématique orchestrée par le Félix Houphouët contre ses opposants rééls ou imaginaires. C’est la face cachée du miracle ivoirien.

En ce qui nous concerne dans cette saison consacrée aux coups d’État en Afrique, elle nous renseigne sur les méthodes que certains chefs d’État ont dû mettre en œuvre pour tuer dans l’oeuf toute tentative de soulèvement ou de contestation. 

Le « complot du chat noir » est une histoire extrêmement exotique dans laquelle Jean-Baptiste Mockey est accusé d’avoir voulu rendre Félix Houphouët-Boigny impuissant, je veux dire sexuellement impuissant et ensuite d’avoir voulu le tuer. Tout ça sent bon l’Afrique dans l’esprit de certains ! Les faits se déroulent entre fin juillet et fin octobre 1959.

Avant de vous raconter cette histoire, laissez-moi vous présenter Jean-Baptiste Mockey

À l’époque des faits, ce n’est pas n’importe qui. L’homme est vice-Premier ministre, ministre de l’Intérieur, sénateur de la Communauté française à Paris, secrétaire général du Parti démocratique de Côté d’Ivoire (P.D.C.I.) et membre du comité directeur du parti au pouvoir. Bon comme vous insistez, il est également maire de Grand-Bassam.

Pharmacien de profession, il a déjà une longue carrière politique et c’est un proche parmi les proches de Félix Houphouët-Boigny. Il a par exemple dirigé le cabinet de ce dernier en tant que secrétaire à l’époque où ce dernier était ministre en France. En 1959, il a 44 ans. Il ne serait pas exagéré de dire qu’il est le numéro 2 du régime !

L’affaire commence par une simple visite de courtoisie de Jean-Baptiste Mockey à Félix Houphouët-Boigny en France. Nous sommes dans la deuxième moitié du mois de juillet 1959. Le président du Conseil des ministres du territoire de Côte d’Ivoire est taciturne. Il fait asseoir Mockey et lui dit d’un air grave. « J’ai le regret de constater que je suis trahi par mon entourage ». Si Mockey joue la surprise, il sait déjà depuis le congrès de mars que ses relations avec son mentor ne sont pas au beau fixe. Il lui rétorque l’entourage dont il est question est très large. Beaucoup de personnes gravitent autour d’Houphouët. Cependant, en y regardant de plus près monsieur le président lui dit-il, « cet entourage peut se résumer en dernière analyse à Djibo Sounkalo, Ladji Sidibe et à moi-même ». Tokooos ! lui aurait dit Houphouët-Boigny. Le plus sérieusement du monde, l’ancien ministre français, maire d’Abidjan et bientôt père de l’indépendance lui dit qu’il est d’accord avec son énumération et ajoute « C’est très grave ! ».

Mais qu’est-ce qui s’est donc passé ?

Le président du Conseil se lance dans un récit invraisemblable. Des fétiches auraient été découvert dans sa résidence à Yamoussokro : la tête d’un chat avec dans sa gueule une corne de bœuf. De la Côte d’Ivoire, les fétiches en question aurait aussi voyagé. On en aurait surpris dans son appartement à Paris, bien rangé au chaud dans la valise de madame Houphouët. Ce deuxième fétiche aurait pour objectif, selon des sources compétences consultées par le mari visé, de le rendre impuissant puis finalement de l’assassiner. 

Pour le secrétaire général du PDCI, le monde commence petit à petit à s’effondrer. Il devait rentrer à Abidjan dans les premiers jours du mois d’août 1959. Il apprend que son billet d’avion a été décommandé sur ordre de Félix Houphouët-Boigny. Et sa place a été donnée à quelqu’un d’autre. Le lendemain, il est convoqué par M. Houphouët qui lui demande après coup de rester à Paris. « Vous devez prendre attache avec deux hauts responsables politiques français ». Mockey acquiesce, il restera en France. La désinformation est en marche. En Côte d’Ivoire, on explique que si Jean-Baptiste Mockey est resté en France c’est pour assister Koné Amadou, ministre de la Santé de Côte d’Ivoire malade.

Vous pouvez vous imaginer l’ambiance entre les hauts responsables politiques ivoiriens présents dans la capitale française en ce début août 1959. Quand Mockey se rend dans la résidence parisienne de Philippe Yacé, président de l’Assemblée législative de Côte d’Ivoire. Au 35, rue de Longchamp, à Neuilly-sur-Seine. Il comprend que l’affaire est vraiment grave. On le reçoit froidement. Quoiqu’il en soit, il obtient de M. Yacé qu’il intercède auprès d’Houphouët pour qu’il puisse regagner Abidjan. Nous sommes le 6 août. Le 11, Mockey rentre à Abidjan.

Le climat dans la principale ville de Côte d’Ivoire est des plus inquiétants. On raconte dans les maquis qu’il s’est violemment disputé avec Houphouët-Boigny à Paris. Le président aurait trouvé des fétiches. Bon ça, il le savait déjà.

Mais on dit aussi qu’il voudrait créer un mouvement d’indépendance de la Côte d’Ivoire. On aurait en plus saisi une lettre de Keita Fodeba, le ministre de l’Intérieur de la rebelle Guinée. Une preuve supplémentaire qu’il comploterait avec la Conakry et aussi Accra. Soit dit en passant, la lettre en question est un courrier privé qui ne fait nullement allusion à des questions politiques. Ça en est trop !

On, on… On a dit que… Mais c’est que des rumeurs. Qu’en pense le président du Conseil, de ces graves accusations ?

Jean-Baptiste Mockey se rend illico presto chez Félix Houphouët-Boigny lui aussi déjà à Abidjan. Comment les gens peuvent-ils se permettre autant d’écart ? Monsieur le président se lamente-t-il, visiblement ému ? En guise de réponse, M. Houphouët lui rétorque que ces rumeurs sont conformes à la vérité. Dans la foulée, il demande le rappel immédiat à Abidjan de MM. Ladji Sidibe et Djibo Sounkalo.

En principe, ils sont eux aussi dans le proche entourage et virtuellement coupables si tant il est vrai que des fétiches aient effectivement pu être retrouvés dans les demeures d’Houphouët. Dès leur retour, ils foncent chez Houphouët-Boigny qui leur confie la mission de mener des enquêtes sur cette affaire.

En saisissant la police, en réunissant une équipe de journalistes, de détectives ? Non ! Point du tout. C’est trop loin tout ça !

Il leur ait demandé de consulter un féticheur pour avoir le fin mot de l’histoire. Ladji Sidibe et Djibo Sounkalo se regardent hagards et dépassés. Ils disent ouvertement à Houphouët que tout ceci ressemble à un complot dirigé non pas contre lui Houphouët, mais contre monsieur Mockey. Plus tard, nous allons voir que Ladji Sidibe va payer cette impertinence !

Pour le moment, le président du Conseil ne dit rien. Il agit en coulisse. Le 20 août sans attendre les résultats de sa propre commission d’enquête, le président du Conseil convoque les groupes ethniques du RDA dans la cour de sa maison à Abidjan. Il leur relate comment il aurait été marabouté à Yamoussoukro et à Paris. Il leur dresse aussi le portrait moral des auteurs. C’est une exécution publique qu’il prépare pour Mockey.

Mais ça ne s’arrête pas là. Lors du Congrès extraordinaire du Rassemblement démocratique africain (RDA) qui se tient du 26 au 29 août, les présidents du Conseil du Niger, de Haute-Volta – actuel Burkina – et du Dahomey – actuel Bénin sont informés par leurs propres ressortissants du climat politique à Abidjan. Ils appellent Houphouët et lui demandent de ne pas prendre de décision qui pourraient être mal interprétée par le monde occidental.

Rappelons, les accusations sont exclusivement fétichistes. Comment expliquer qu’on va écarter son propre allié politique pour une telle raison ?

Le président du Conseil ivoirien ronge ses freins. Mais il s’apprête à revenir à la charge et à frapper.

Début septembre 1959, Jean-Baptiste Mockey, le secrétaire général du PDCI, déjà en disgrâce donc, tient un discours extrêmement offensif vis-à-vis de la France lors du congrès du parti qui se tient finalement après dix années d’attente.

Dans ce discours lu devant Houphouët, il accuse ouvertement la future ancienne puissance coloniale de pousser les États africains à l’indépendance pour permettre à ses milieux financiers et économiques de continuer à l’exploiter. Il précise que depuis la mise en place de la Communauté française, c’est-à-dire depuis le retour du général De Gaulle au pouvoir en 1958, tout est fait pour affaiblir les États que l’on destine à l’indépendance.

Du point de vue de Mockey, la Côte d’Ivoire doit accéder à la souveraineté d’une manière évolutive et dynamique afin que les Ivoiriens puissent progressivement maîtriser l’ensemble du tissu productif.

Houphouët voit rouge. Au moment où Jean-Baptiste Mockey tient ce discours, comme vous le savez, il est le numéro 2 du proto-régime ivoirien : vice-président du Conseil des ministres, ministre de l’Intérieur. Et bien sûr secrétaire général du PDCI qui tient les rênes du pouvoir en Côte d’Ivoire. En principe, il est intouchable ! Mais nous savons déjà qu’il n’en est rien.

Ce discours est le motif politique nécessaire pour mettre Mockey hors-jeu.

Avant d’agir, Houphouët-Boigny retourne voir ses compères Diori Hamani du Niger et Maurice Yaméogo de la Haute Volta. Le 7 septembre, le président du Conseil ivoirien convoque M. Mockey en présence de M. Boubou Hama, président de l’Assemblée législative du Niger et de Maurice Yaméogo, Premier ministre de la Haute-Volta, et lui répète ce qu’il lui est reproché. 

M. Mockey nie formellement ces allégations et déclare en outre que puisqu’il s’agit exclusivement de griefs d’ordre fétichiste, il désire être soumis à un sérieux examen par des personnalités compétentes en coutumes. C’est-à-dire par des marabouts. M. Houphouët-Boigny ne répond pas. Le lendemain après-midi, il exige de M. Mockey sa démission de ses fonctions de vice-Premier ministre et de ministre de l’Intérieur. M. Mockey ne lui remet aucune démission écrite mais accepte néanmoins oralement.

Le président du Conseil communique immédiatement après cet entretien la démission de M. Mockey au bureau politique du PDCI et en Conseil des ministres.

À ce stade, Jacques Foccart et Charles De Gaulle peuvent aussi être avertis.

La figure de Jean-Baptiste Mockey et ses leçons à la France en ce mois de septembre 1959 rappellent de bien mauvais souvenirs aux gaullistes, à peine remis des saillies d’un Sékou Touré un an plus tôt. 

Bien qu’il soit du PDCI-RDA, Mockey est un nationaliste qui risque de mettre à mal les ambitions de Paris pour la communauté qu’elle est en train de promouvoir dans ce qui va être dans quelques mois ses anciennes colonies.

Vu de France, son discours est même perçu comme une provocation et une imprudence. On peut légitimement se demander ce que le secrétaire général du PDCI a dans la tête, lui qui sait que le chef de file des partisans du « Non » au référendum de 1958 pour la communauté française en Côte d’Ivoire, l’avocat Camille Assi Adam a été exilé dès le 29 septembre, c’est-à-dire au lendemain du plébiscite. Pour avoir grapillé 0,001 %, Me Assi Adam dû rester en exil jusqu’en 1980 ! 

Cela dit, je dois tout de suite préciser que le secrétaire général du PDCI s’il est nationaliste ne l’est pas au sens révolutionnaire d’un Ahmed Sékou Touré. Non ! Il est un partisan de la balkanisation de l’ancienne Afrique occidentale française. Il revendique une Côte d’Ivoire indépendante des autres pays exactement comme son président Félix Houphouët-Boigny. C’est un bourgeois, un dignitaire. Vous savez dans ces années-là, ces termes sont encore très fortement politisés.

Le problème de Mockey c’est qu’il est contre l’accélération de l’histoire telle que l’imagine la France. Il souhaite que les choses soient faites posément et bien faites. Il va falloir à l’écarter. Houphouët a le feu-vert.

Un procès de fous

Le procès de Mockey pour le complot du chat noir va se dérouler à Yamoussokro dans l’“hôtel de la Plantation” appartenant à Félix Houphouët-Boigny. En fait de procès, c’est davantage une réunion présidée par Houphouët-Boigny lui-même avec des plaidoiries, des témoignages, des expertises… de marabouts, de sorciers dénoncés par la police… Un vrai capharnaüm ! 

On retient des témoignages des marabouts à charge. L’un d’entre eux assure  avoir trouvé dans le ventre du chat du cimetière de Treichville non seulement la photo de M. le président du Conseil, mais aussi un « grigri » identique à celui qu’on rapporte avoir été trouvé dans la valise de Mme Houphouët-Boigny à Paris. Un autre de ses confrère consulté à titre d’expert en fétiches explique qu’il ne s’agit pas en réalité d’un « grigri » mais d’un texte en caractères arabes, d’après lequel il résulte que M. Mockey souhaite la mort rapide d’Houphouët-Boigny ou pour le moins qu’il tombe gravement malade et impuissant afin qu’il puisse prendre sa place.

Rassurez-vous l’affaire ne va pas se terminer par la mort de Jean-Baptiste-Mockey. Il connaîtra bien sûr une looongue traversée du désert. Mais il reviendra dans le gouvernement de Félix Houphouët-Boigny et sera même nommé ministre d’État au milieu quatre ans plus tard. Une happy-end pourrait-on dire en ce qui concerne le « complot du chat noir ». Mais déjà, nous allons retrouver Jean-Baptiste Mockey dans un autre complot dès 1963. Il s’agit du « complot des jeunes ». Là, il sera dans le rôle de juge. 😉

Retrouvez l’intégralité du podcast sur la page 1506 : une histoire de l’Afrique sur l’essentiel des plateformes de podcasts. Google Podcasts, Deezer, etc.

William Bayiha · Le complot du chat noir contre Houphouet-Boigny

NOTE SUR LA SÉRIE

L’Afrique a enregistré plus de 200 putschs et tentatives de putschs depuis les indépendances. Dans cette série de posts/podcasts, j’analyse différents pans de ces coups d’État dans l’histoire de l’Afrique. Les personnes impliquées – militaires mercenaires, instigateurs, les enjeux – opposition à la monarchie, divergences idéologiques, ou tout simplement le contexte sous-jacent à certains coups de force.

Prochain épisode – Kadhafi renverse un roi à 27 ans

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